Lorsque l'Espagne, au XVIe
siècle, veut conquérir les côtes maghrébines,
les autorités d'Alger font appel aux corsaires
turcs pour se protéger. Xavier Labat
Saint-Vincent nous explique comment l'activité
des frères Barberousse fut le point de départ
de la grande confrontation qui opposa en
Méditerranée, par corsaires interposés,
l'Espagne de Charles Quint à l'Empire ottoman de
Soliman le Magnifique, pendant que Tunis, Tripoli
et Alger, les trois régences barbaresques,
tentaient de jouer leur jeu de leurs propres
intérêts. Entre échauffourées et alliances
temporaires, la France comme l'Espagne durent
attendre le XIXe siècle pour mettre fin aux
prises sur mer. Les ports d'Afrique
du Nord convoités par les chrétiens
Les
territoires d'Afrique du Nord, successivement
dominés par les Romains du IIe au Ve siècle,
les Vandales au Ve siècle, puis les Byzantins à
partir de 534, furent islamisés à la fin du
VIIe siècle par les Arabes. Menés par le chef
de guerre Târiq, les musulmans continuèrent
leur expansion et franchirent, en 711, le
détroit qui depuis porte son nom
Djebel Târiq, devenu
Gibraltar et dominèrent une partie
de l'Espagne jusqu'à la fin de la Reconquista et
la chute de Grenade en 1492.
Pendant
cette longue période, du VIIIe au XVe siècle,
différentes dynasties s'étaient succédé au
Maghreb, mais avaient fini par entrer en
décadence : au début du XVIe siècle,
cette région traversa une crise politique
profonde qui permit l'émergence de principautés
et de cités portuaires indépendantes qui
relancèrent l'activité corsaire. Les souverains
catholiques d'Espagne, Ferdinand d'Aragon et
Isabelle de Castille, pour protéger leurs
côtes, décidèrent de poursuivre la reconquête
jusque sur les côtes maghrébines. En une
dizaine d'années (1505-1515), ils conquirent
plusieurs places : Mers-el-Kebir, Oran,
Bougie, Tripoli et l'îlot en face d'Alger. Pour
s'en libérer, les autorités d'Alger
sollicitèrent l'aide de deux corsaires turcs
renommés, les frères Barberousse. Cette
intervention fut un événement majeur de
l'histoire de l'Afrique du Nord, d'Alger à
Tripoli : il marqua pour ces régions le
début d'une période d'un peu plus de trois
siècles caractérisée par la domination
ottomane. Elles devinrent alors, pour les
chrétiens, les « régences
barbaresques ».
deviennent
des régences sous la domination ottomane
Ces
régences furent, par ordre chronologique
d'apparition, Alger (1518), Tripoli (1551) et
Tunis (1570). Leur histoire, jusqu'à leur
disparition au XIXe siècle, connut une
évolution assez semblable.
Ces
États, vassaux du sultan, naquirent à l'époque
de la grande confrontation qui opposait, en
Méditerranée, l'Espagne de Charles Quint à
l'Empire ottoman de Soliman le Magnifique. Pour
se protéger des risques d'expansion chrétienne,
les autorités d'Alger avaient appelé à leur
aide des aventuriers originaires de Mytilène,
les frères Barberousse, qui eurent tôt fait de
les déposséder totalement de leurs pouvoirs.
L'aîné, Arudj, se fit sultan d'Alger et conquit
rapidement l'arrière-pays jusqu'aux frontières
du Maroc : il fut tué à Tlemcen dès 1518.
Son frère cadet, Khayr al-Dyn lui succéda à la
tête de la régence : conscient qu'il ne
pourrait seul venir à bout des Espagnols et des
Berbères révoltés, il demanda la protection du
sultan, transformant de fait son territoire en
une province vassale de l'Empire ottoman.
La
régence d'Alger
Le sultan
avait à Alger son représentant, le pacha, le
plus haut personnage de l'État, qui gouvernait
avec un conseil (divan) composé des
représentants de la milice des janissaires. Ces
derniers étaient chargés de veiller à la
stabilité intérieure et à la défense
extérieure. Le pacha, en tant que responsable du
paiement de la solde des janissaires, devait
contrôler, pour ne pas s'attirer les foudres de
ceux-ci, l'abondement régulier des ressources de
l'État, qui provenaient en grande partie de la
course. Cette activité fut donc largement
encouragée et soutenue par les autorités, ce
qui fit rapidement de la régence d'Alger un
repaire de brigands. Charles Quint tenta de la
conquérir en 1541, mais l'opération militaire
tourna au désastre.
Lors de
la création de la régence d'Alger en 1518,
Tunis était gouvernée par la dynastie Hafside
depuis le début du XIII° et Tripoli demeurait
un préside espagnol depuis sa conquête en 1510.
Pour faire face au danger que représentait
l'expansion musulmane dans le bassin occidental
de la Méditerranée, Charles Quint offrit en
1530 à l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem
récemment chassé de Rhodes par
Soliman l'île de Malte comme
nouvelle base, ainsi que la forteresse de
Tripoli. En 1534, Khayr al-Dyn, perpétuant la
politique d'expansion entamée par son frère,
s'empara de Tunis. Charles Quint, face à cette
nouvelle menace et craignant la naissance d'un
second foyer de corsaires, mena une expédition
l'année suivante pour rétablir le prince
Hafside. La Tunisie redevint une principauté
« indépendante », en réalité sous
étroite surveillance espagnole.
La
régence de Tripoli et de Tunis
En 1551,
alors que la confrontation entre les deux grands
empires continuait principalement sur mer, la
forteresse de Tripoli, tenue par les chevaliers
de Malte, tomba : la seconde régence
naissait, devenant aussitôt vassale du sultan,
et bientôt gouvernée par le célèbre corsaire
turc Dragut. Ce dernier, un des plus grands
corsaires de son temps, périt lors du grand
siège de Malte en 1565, événement majeur de
l'histoire de l'avancée ottomane puisqu'il en
marqua son premier véritable arrêt. Enfin, en
1575, Tunis tomba à son tour. La longue lutte
qui avait opposé les deux grands empires au XVIe
siècle prit fin, une trêve étant conclue en
1581 qui s'avéra définitive. Comme l'a écrit
Fernand Braudel, la Méditerranée sortit alors
de la grande histoire et la lutte entre
chrétiens et musulmans se mua en ce qu'il appela
une forme inférieure de la guerre, la course.
Les
corsaires et la course en Méditerranée
Le XVIIe
fut celui qui vit le plus grand développement de
l'activité corsaire en Méditerranée. Petit à
petit, les trois régences s'émancipèrent
vis-à-vis de la lointaine autorité du sultan,
et le pacha, son représentant, finit par n'avoir
plus qu'une fonction honorifique. À Tunis, dès
1590, les janissaires s'insurgèrent et
placèrent à la tête de l'État un dey et sous
ses ordres, un bey chargé du contrôle du
territoire et de la collecte des impôts.
Rapidement, ce dernier devint le personnage
principal de la régence aux côtés du pacha,
confiné dans son rôle honorifique de
représentant du sultan. À Tripoli, dès 1595,
le divan commença à s'occuper des affaires de
l'État, et en 1606, le chef des janissaires se
proclama dey. Là encore, le pacha conserva une
seule fonction honorifique et fut écarté de
toute prise de décision. À Alger enfin, le
pacha conserva ses prérogatives jusqu'en 1659.
À partir de cette date, le pouvoir passa aux
mains de l'Agha ou chef des janissaires
et en 1671, à celles d'un dey. Toute la
seconde moitié du XVIIe fut marquée par de
graves troubles dans la régence, dus aux luttes
de pouvoir entre d'un côté l'odjak ou milice
des janissaires et de l'autre la taïffa,
composée de tous les intéressés à la course.
Ainsi,
les trois régences barbaresques étaient
devenues des sortes de républiques autonomes, ne
dépendant plus que de loin de l'Empire ottoman,
auquel cependant elles joignaient leurs flottes
dans les opérations militaires et continuaient
d'être systématiquement alliées en périodes
de guerre. Le sultan n'eut d'autre choix que de
constater cette émancipation, ne pouvant
discipliner ces lointains vassaux. Cependant,
cette autonomie croissante entraîna une baisse
du soutien financier d'Istanbul et les régences
durent accroître le nombre de leurs prises sur
mer afin de survivre. Les prises se faisant au
détriment des nations européennes, celles-ci
envisagèrent de mener des actions concertées
contres les Barbaresques, mais aucune ne fut
effectivement réalisée. Des opérations
militaires furent cependant menées par tel ou
tel pays, mais jamais elles ne parvinrent à
endiguer le fléau : la course était la
principale ressource de ces économies et toute
tentative de la part d'un dey de la contrôler se
solda par une mutinerie et son remplacement par
un dey moins scrupuleux. Ainsi, lorsque Duquesne
bombarda Alger en 1682, puis à nouveau en 1683,
le dey se résolut finalement à accepter
l'ouverture de pourparlers : il fut
aussitôt destitué et tué. Son remplaçant,
pour marque de son intransigeance, fit attacher
le consul français à la gueule d'un canon. Il
obtint, malgré ce crime, une paix à des
conditions tout à fait honorables pour la
régence. Il est vrai qu'à cette époque, les
nations chrétiennes recherchaient avant tout à
s'allier ces puissances afin qu'elles s'attaquent
au commerce des nations concurrentes. Les
alliances varièrent ainsi, en fonction des
pressions diplomatiques, mais surtout du montant
des présents offerts aux deys, beys et pachas.
Fin
de la course
et des régences
Au cours
du XVIIIe, la course, si elle ne disparut pas,
avait largement décliné. La régence de Tunis
avait fini par s'intégrer au commerce en
Méditerranée et ses corsaires, peu nombreux,
n'inquiétèrent plus les Français. À Alger, la
course conserva une place prédominante dans
l'économie, mais les corsaires respectèrent à
peu près le pavillon français. Tripoli de son
côté oscilla entre les deux positions, en
fonction de l'état d'esprit de ses dirigeants
vis-à-vis des nations chrétiennes, mais surtout
de leur capacité à contrôler la taïffa. De ce
fait, au cours du XVIIIe, la France put
développer largement son commerce avec les
provinces de l'Empire ottoman, les corsaires
barbaresques rendant cette activité
particulièrement dangereuse pour les autres
pavillons.
Avec la
Révolution française, la course connut un
regain d'activité en raison du conflit entre la
France révolutionnaire et la Porte. Au congrès
d'Aix-la-Chapelle (1818), les représentants des
puissances européennes évoquèrent la
nécessité de mettre fin, une fois pour toutes,
à ce fléau qui était incompatible avec les
idées nouvelles. Chateaubriand déclara que
c'était à la France de lever l'étendard de la
dernière croisade. En 1830, après que son
consul eut été giflé, la France mit fin à
l'existence de la régence d'Alger et aux
activités corsaires des deux autres. Ainsi,
après plus de trois siècles de présence en
Méditerranée, la course barbaresque
disparaissait avec les principaux foyers de
corsaires que la Méditerranée ait connu. Quant
aux deux autres régences, elles succombèrent à
leur tour à l'expansion coloniale, en 1881 pour
Tunis, et 1911 pour Tripoli.
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